Tous les héros ne portent pas de cape (ft Kane)

Tous les héros ne portent pas de cape

Kane laissa échapper un soupir de soulagement alors qu’elle posait le dernier carton dans le camion de transport. Elle avait passé son après-midi à vider un entrepôt près du port, accompagnée d’autres employés travaillant dans son agence. Si le temps passait plus vite lorsqu’elle pouvait plaisanter avec ses connaissances, le travail était toujours pénible et particulièrement redondant, d’autant qu’elle n’était libre qu’une fois sa tâche achevée. La nuit qui s’étirait dans le ciel noir sonnait le terme de son calvaire, et elle essuya la sueur qui perlait sur son front avec un vieux vêtement. « A demain, Kane ! » chantonna un collègue, auquel elle répondit d’un ton las, jetant son sac à dos sur son épaule :« Ouaip’. »

La brise sur son visage était plaisante, douce délivrance après avoir lutté contre la chaleur toute la journée, si bien qu’elle prit plaisir à vagabonder dans les rues de Koto au lieu de rentrer directement. Autrefois, il y avait beaucoup plus d’humains qui faisaient de même. Mais une crainte ambiante s’était installée depuis les annonces du CCG. Non pas que cela dérangeait la cannibale. Après tout, moins d’humains, moins de regards. Cela lui laissait le champ libre pour sa chasse.

Elle jugea d’ailleurs que maintenant était un bon moment, car elle était de bonne humeur et que le temps s’y prêtait, et qu’après tout, pourquoi devrait-elle se refuser un potentiel repas si celui-ci se présentait ? Avec ça en tête, elle quitta les rues nimbées de lumières pour se faufiler dans les boyaux du quartier, là où les ténèbres avaient pris place. Cela lui rappelait presque des souvenirs.

Il ne lui fallut que quelques minutes de marche pour percevoir l’odeur de goules provenant du prochain tournant, et des glapissements lui indiquèrent qu’elle ne se trompait pas. Elle se glissa contre le mur, précautionneuse, -trop à son goût-, et jeta un œil à la situation. Comme elle s’en doutait, il semblait que des goules avaient jeté leur révolu sur une humaine qui avait eu le malheur de s’aventurer un peu trop tard la nuit. Pauvre petite chose. Enfin, Kane se félicita d’avoir emmené son masque et le sortit hâtivement de son sac avant de l’enfiler. C’était l’heure de la chasse.

Un bruit de chute. Des rires. Des pas. D’abord faibles. Puis rapides. Un déchirement. Le frottement de l’air contre la peau. Puis, le coup, brutal, sans pitié, juste derrière la nuque, qui écartela la peau, les tendons, la colonne. En moins d’une seconde, la tête de la première goule, frappée furieusement par l’énorme poing, se vit arrachée au reste de son corps. En l’espace d’un souffle, l’humaine au sol fut recouverte du liquide écarlate, jaillissant comme un geyser du pantin qui, désarticulé, s’effondrait sur le sol.

La seconde goule hoqueta alors qu’à sa gauche, à la place de son ancienne camarade, se tenait la figure impétueuse de la cannibale, revêtue de son masque aux allures bestiales. « Qu-… » s’étrangla-t-elle.

« Salut, ma jolie. »  Un sourire carnassier s’étendit à travers le visage de la prédatrice.  « J’peux t’inviter à dîner ? »  Un cri vengeur éclata dans la gorge de son adversaire, qui jeta furieusement son kagune -un koukaku- en direction de Kane. Celle-ci évita, juste assez pour ne pas finir embrochée, mais le kagune lui entailla l’épaule. Kane serra les dents. «Bah, j’aurais essayé. »

Kane posa sa main énorme sur le sol, prenant appui sur celle-ci alors qu’elle propulsait son corps dans les airs, avant même que l’autre n’ait le temps de reprendre ses appuis. Sa main droite, -celle dont le bras était encore intact- s’appuya sur l’épaule de son adversaire alors qu’elle passait au-dessus de sa tête, puis elle virevolta afin de faire face à son dos, avant d’enrouler ses bras autour de la gorge de la goule, lui décochant un cri étouffé. Une fois les pieds au sol, son kagune, serré en un poing vigoureux, s’effondra dans le dos de sa victime, broyant ses côtes, implosant ses organes et retournant sa colonne vertébrale. La nuque de la proie se brisa sous le choc, incapable de suivre le mouvement du reste du corps alors qu’il était ébranlé par la force destructrice de la cannibale.

La chair inanimée s’écroula dans la poussière. « Ça en fera plus pour moi. » cracha Kane, espiègle. L’ivresse du combat déjà disparue, elle se léchait les babines. Mais la chasse n’était pas finie. « Enfin, je dois d’abord m’occuper de toi. » Ses yeux de rapaces s’accrochèrent à la silhouette chétive de l’humaine, à sa droite. « Je suis pas du genre à massacrer des humains sans raison, mais vous criez trop et je veux pas d’inspecteurs sur le dos, alors… »  lâcha-t-elle, l’air suffisant.

Elle n’attendit pas une seconde avant d’élancer son kagune en direction de la jeune fille. Mais avant l’impact, Kane remarqua que ses yeux s’étaient empourprés. Elle interrompit son geste, à quelques centimètres de ce qu’elle avait désormais reconnue comme une goule, effleurant à peine son visage. Elle recula son poing, surprise, et inspecta son visage. « … Ah ? Attends, t’étais une goule ? »  Il était rare que Kane confonde goule et humain. Cela ne lui ressemblait pas. Mais après tout, le cannibalisme était courant à Koto. Elle ne devrait pas être étonnée. Alors comme ça, ces deux-là étaient des cannibales, elles aussi… Assez surprenant. D’habitude, ses confrères lui donnaient plus de fil à retordre. Des néophytes, peut-être.

Spoiler:

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Kane plissa les yeux, troublée. Hein ? « T’es con ou quoi ? » Ses mots semblèrent sortir tout seul. Sa seule réponse à la situation pour le moins dérangeante. Kane était certaine de ne pas l’avoir frappée, alors pourquoi elle semblait avoir pris un coup à la tête ? Est-ce que la peur peut vous casser comme ça ? La cannibale soupira et haussa les épaules, n’ayant soudainement aucune envie de se préoccuper de l’état mental de l’inconnue. Y a des psys, pour ça. « Ben j’en sais rien, moi, elle est surement quelqu-… Ah, elle est là. » Logée entre deux poubelles, trahie par la traînée sanglante qui la poursuit. « Enfin, on s’en fout, un cadavre a pas besoin de tête. »  souffla Kane, désabusée. Et puis, la tête a mauvais goût.  Trop de nerfs, trop d’os, trop de cerveau, trop peu de chair.

Son regard s’attarda sur la petite chose fragile qui lui faisait face. Pas étonnant qu’elle passe pour une humaine. « Dis, t’es vraiment une goule, toi ? Non parce que t’as pas l’air bien coriace. » Elle la contourna légèrement, l’étudiant sous tous les angles. « Jamais vu de goules perdre la face devant un cadavre. »  Elle leva les yeux au ciel, pensive. « A moins d’être super faible. » Son ton était dénué de méchanceté. C’était simplement la pure et froide réalité. C’était juste Kane, aussi franche et directe qu’elle pouvait l’être, parfois. Une observation, tout au plus.

Fatiguée de sa contemplation, elle se détourna de la goule pour s’intéresser un peu plus aux deux cadavres qui gisaient au sol. C’est vrai qu’elle n’y était pas allée de main morte -sans mauvais jeu de mot-. Elle examina la plaie sur son épaule. Elle s’étendait du haut de l’épaule jusqu’au milieu du bras et semblait plus profonde que la goule ne l’avait imaginée. C’était donc ça, cette douleur lancinante, depuis tout à l’heure ? Ce n’était pas si étonnant, les koukaku étaient coriaces.

La régénération de Kane n’était pas mauvaise, mais toujours inférieure à celle d’un rinkaku. Son cannibalisme la rendait certes plus rapide, mais actuellement, il n’y avait rien qui pressait. La plaie allait guérir, et il n’y avait aucun danger. L’autre fille, dont l’aura semblait crier "herbivore", était tout sauf une menace. Le kagune de Kane commença enfin à s’effriter, et elle ôta son masque. Plus besoin de ça non plus.

Enfin, toujours est-il que cela faisait beaucoup à manger. Même Kane, qui avait grand appétit, ne pourrait jamais tout finir en un soir. Une personne entière était souvent déjà trop, et Kane avait beau ne pas être du genre à se soucier de la nourriture gâchée, devoir abandonner autant de viande la tracassait un peu. Peut-être plus parce que ceux-ci pourraient être découverts, et que des traces de son kagune étaient à peu près partout. Est-ce que la marque de son poing ne se serait pas imprimée dans le dos de l’autre, d’ailleurs ?

Elle se tourna de nouveau vers l’inconnue et soupira, lasse, en la voyant toujours au sol. Elle fit quelques pas vers elle avant de lui tendre une main ferme, pensant que l’aider à se relever était le minimum. « Dommage pour la douche. Ça a un peu niqué tes fringues. »  Pas question de s’excuser. Elle avait qu’à pas être sur le chemin.

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Au moins, la goule était consciente de sa propre faiblesse. C’était déjà un début. Réaliser à quelque point nous sommes impuissants est la première étape sur le chemin du pouvoir. Kane avait été faible, un jour. Et lorsqu’elle a pris conscience de sa condition, c’est seulement là qu’elle a pu grandir.

« Qu’est-ce qu’on va faire d’elles ? On ne peut pas les laisser là …» Kane haussa un sourcil. « Ben les manger, trouduc’. Quoi d’autre ? »

La cannibale appuya ses mains sur ses hanches et afficha un visage satisfait.« Enfin, ça tombe bien que t’abordes le sujet parce que je me posais le même problème. »  Elle pointa les deux corps du bout du menton. « Je finirais jamais tout ça à moi toute seule, et j’ai pas les moyens de tout ramener à ma planque. » Elle hésita une seconde avant d’afficher une mine dégoûtée. « Ni de les conserver, pour être parfaitement honnête. »  La simple idée de mordre dans une viande gâtée lui retournait l’estomac.

Elle se tourna de nouveau vers les cadavres et sautilla vers ceux-ci, joviale. « Tu peux te considérer chanceuse ce soir ! T’as pas l’air de pouvoir bien chasser, en plus. »  Son kagune jaillit du bas de son dos, plus petit, plus fin que d’habitude. « Et t’aurais bien besoin de t’engrosser un peu. »  Elle saisit le bras de sa première victime du bout de son kagune, l’empoignant délicatement de ses doigts minces, puis le fit tourner d’un coup sec. Un bruit sourd raisonna dans la ruelle alors que la chair et les tendons étaient déchirés.

Elle jeta ensuite celui-ci dans les bras de son interlocutrice, sans même jeter un regard vers elle. « Tiens, c’ta part. J’te l’offre. »  Elle s’essuya le front du dos de la main et poussa un soupir.  « Si tu peux en prendre plus, ça m’arrange. Je suis pas sûre que ces conneries du CCG s’inquiètent de la mort de goules, mais on est jamais trop sûrs, pas vrai ? »  plaisanta-t-elle. Elle reprit sa tâche de charcutier, méticuleuse, et se réserva un second bras.

« J’ai bien proposé à l’autre de manger avec moi, là… » dit-elle en désignant le second cadavre, quelques centimètres plus loin.  « Mais je crois qu’elle a pas succombé à mon charme. »  Elle rit, suffisante. « Elle sait pas ce qu’elle rate. »  Elle enfonça ses crocs dans la chair encore chaude, du sang frais dégoulinant de la plaie et coulant sur son cou. Surprise, elle se courba brusquement en avant et retint le liquide avec son autre main, cherchant à l’empêcher de glisser à l’intérieur de son sweat. « Et merde. »  marmonna-t-elle, mi-agacée, mi-ravie par le met qui réjouissait ses papilles.

Elle s’appuya ensuite contre le mur sale et posa une de ses jambes sur celui-ci, restant en équilibre sur l’autre. Elle enroula son bras blessé autour de sa taille et continua de mastiquer son repas, qu’elle tenait fièrement dans son autre main. Enfin, son regard se porta sur sa nouvelle rencontre. Profitait-elle au moins du repas ? « Enfin bref, c’est quoi le souci avec ton kagune ? »  lâcha-t-elle entre deux bouchées, atone. Kane n’avait pas manqué de remarquer le kagune impressionnant de son interlocutrice, et commençait à se demander pourquoi quelqu’un en possession d’une arme de taille si conséquente avait des difficultés à se défendre. Dans ses souvenirs, son propre kagune n’avait pas toujours été aussi gros : il fut un temps où son poing ne mesurait que le double de sa tête. Maintenant, il en faisait bien dix.

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L’autre goule semblait vraiment perdre ses moyens. Aux yeux de Kane, prédatrice féline, elle n’était qu’un petit agneau tremblant. La cannibale avait parfois tendance à oublier que tous ses congénères n’avaient pas adopté le même mode de vie qu’elle, et que certains avaient toujours vécu parmi les humains. Elle ne savait pas trop quoi penser à ce sujet. Était-ce de l’envie ou du dégoût ?

«  Et alors ? On m’a jamais appris non plus. » cracha-t-elle, inquisitrice. Kane ne savait même pas si ce genre de choses étaient censées être enseignées par quelqu’un d’autre. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, personne ne l’avait jamais aidée : elle avait appris seule, en observant les autres, et surtout en se battant, animée par sa volonté d’exister. Sa survie en dépendait. Mais ce n’était probablement pas ce que voulait dire l’autre naine, non ?

« Et ton kagune est aussi gros sans même que tu l’utilises ? »  Il y avait toujours un peu de génétique, mais la plupart du temps, les goules possédant des kagunes impressionnants étaient aussi celles qui mangeaient le plus. C’est comme ça que les forts vivaient. En dévorant les autres, et en grandissant. « Beaucoup aimeraient bien avoir ta chance. » Elle souffla du nez. « Enfin, si tu peux pas le porter, j’imagine que c’est inutile. »

Elle prit une autre bouchée de sa proie et mastiqua avec application, étudiant au passage l’expression de son interlocutrice. Celle-ci n’avait pas touché à son repas. Ah ! Kane se sentit presque idiote de ne pas y avoir pensé. Evidemment que la plupart des goules rechignaient à manger leurs semblables, et c’était encore plus le cas si elles avaient déjà du mal à chasser des humains. Tout le monde n’était pas comme elle, à ne pas se soucier de ce qui lui passait sous la dent. La cannibale peinait toujours à comprendre les autres, sur ce sujet. Pourquoi chipoter ? De la viande, c’est de la viande.

« Oh, ouais, tu dois pas manger ça souvent. »  dit-elle, la bouche pleine.  « Tu devrais, pourtant. Y a rien de mieux pour te rendre plus forte. Et c’est ça ton problème, je crois. » Son conseil était sincère. Après tout, elle l’avait appliqué. C’était, selon elle, le chemin le plus court vers la force. Avant, personne ne respectait Kane. Elle était traînée dans la poussière. Ce n’est qu’après avoir franchi ce tabou, après avoir découvert cette source de pouvoir, que les regards rieurs s’étaient changés en de la crainte et de l’horreur.

Mais cette fille était différente de Kane. Elle vivait dans un monde différent. La brune examina ses vêtements : bien que couverts de sang, sa tenue était celle d’une étudiante. Elle n’avait rien d’une goule, si ce n’est ces yeux, cet organe écarlate jaillissant de son épaule et son inévitable appétit pour la chaire humaine. Un sentiment indéchiffrable envahit Kane. Là, dans cette ruelle, il y avait elle, avalée par l’obscurité et les volutes de poussières, et l’autre, dont le dos était doucement nimbé de la lumière d’un lampadaire. Deux mondes qui se rencontraient, l’espace d’un instant.

Elle laissa le silence s’installer un instant, ses pensées s’organisant doucement dans son esprit. Puis elle sortit de son mutisme. « Attends, tu ferais pas parti de ces idiots de pacifistes, toi ? » Elle essaya de retenir un rire, sans succès. « Non parce que, entre nous, j’ai jamais compris leur délire. »  Elle arracha quelques morceaux de viande. « Des goules ? Pacifistes ? Ah ! »

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« Et tu me vois être autre chose que pacifiste ? Je vis dans le 16 eme arrondissement, c’est rempli de pacifistes, il se passe jamais rien ! »  Kane souffla du nez, le regard au loin. Ça avait beau être une tentative d’humour, elle avait du mal avec l’autodénigrement. Surement un truc en rapport avec la fierté, ou quelque chose comme ça. « Oh, alors tu veux plus d’action dans ta vie, c’est ça ? » Elle afficha un sourire mutin. « Personnellement, je vois beaucoup de pleurnichements et pas beaucoup d'efforts. Si tu voulais pimenter ta vie et être autre chose qu'une pacifiste inoffensive, t'aurais qu'à te bouger le cul. » Ça sonnait surement plus dur que ça ne l’était voulu. Mais Kane ne faisait pas dans la dentelle.

Elle baissa les yeux vers le bras que l’autre lui tendait et renifla, un peu agacé de voir son cadeau retourné.
« Désolée que ton invitation soit refusée une deuxième fois. »  Cette fois-ci, la cannibale rit de bon cœur. « Ouais, je suis pas habituée à me prendre deux râteaux en une soirée. » Elle se détendit un peu plus, s’efforçant de ne pas avoir l’air plus agressive qu’elle ne l’était déjà. Bien qu’elle avait du mal à comprendre la raison de son refus, elle ne pouvait forcer personne à accepter son régime alimentaire.

Toujours est-il qu’elle ne savait pas vraiment quoi faire de ces cadavres, maintenant. Elle n’avait pas spécialement prévu de les tuer toutes les deux : si la deuxième avait fui, elle ne l’aurait pas poursuivie. Mais elle avait toujours du mal à se contrôler face à la provocation et frapper était trop bon. Finalement, elle allait forcément devoir laisser les corps ici… De toute façon, même en partageant, il y en avait beaucoup trop pour deux : elle aurait dû faire quelque chose dans tous les cas. Mais elle n’avait pas été très délicate et la ruelle avait été aspergée de sang, si bien que nettoyer les dégâts était hors de question. Elle n’avait plus qu’à croiser les doigts pour que cela n’attire pas trop d’attention.

Et puis, à y penser, ce n’était peut-être pas si mal. Kane n’avait jamais vraiment apprécié se battre avec le CCG, car la plupart de ces humains compensaient leur manque de force par des armes et des stratégies bien pensées, qui dépassait de loin les capacités d’anticipation de la goule. Si bien qu’aux yeux de la cannibale, ils tournaient trop autour du pot et ne se battaient pas de façon honnête. Elle avait cependant entendu parler d’inspecteurs hors pairs qui pourraient se montrer dignes de son intérêt, et elle ne rechignerait pas à engager un combat avec ceux-ci. Cela pourrait même être intéressant, d’ailleurs : entre se battre avec des goules qui luttent pour survivre et des hommes entraînés dont le seul désir est de vous tuer, il y a un monde.

« Eh, prends pas la grosse tête. Je t’ai pas sauvée. T’as juste eu de la chance que je passe par là pendant ma chasse. » Elle prit une nouvelle bouchée. « Le prends pas mal, hein. Mais en temps normal, je t’aurais laissée crever. »
Elle ne prêtait même pas attention à l’attitude précautionneuse de son interlocutrice. Aveugle à sa prudence, elle continuait de se comporter comme le rustre incommode qu’elle pouvait être, parfois, sans chercher à déguiser ses paroles. « Kane. »  souffla-t-elle. « Tu dois pas être du coin, non ? C’est pas le meilleur endroit pour une pacifiste, ici. »  Un sourire carnassier tordit son visage. « Les autres disent que vous croquez sous la dent. » Evidemment, elle oublia de préciser que ce n’était pas son cas et qu’elle avait bien peu d’appétit pour ce qui ressemblait de près ou de loin à un petit agneau inoffensif.

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« J’ai un cours qui a été déplacé dans une université près d’ici. Je n’étais jamais venue avant. »

Cela expliquait sa présence ici. Ce n’était pas si surprenant quand on prend en compte le nombre d’universités rassemblées à Koto. Mais avoir un cours déplacé dans un arrondissement rempli de cannibales, il fallait y penser.

« Ooooh. Alors t’es étudiante. » Kane étudia le visage, puis la tenue de l’autre goule. Elle souffla du nez et esquissa un petit sourire satisfait. « Ouais, t’es bien l’air d’une intello. »

Enfin, n’importe quel étudiant était considéré comme un intello pour Kane, qui n’avait jamais approché un quelconque établissement de savoir. La vie universitaire était pour elle un monde très lointain auquel elle n’y comprenait rien, et auquel elle ne s’intéressait pas tellement non plus. Elle n’avait jamais été entièrement stupide, mais il faut dire que son manque d’éducation ne la rendait pas brillante non plus : elle avait eu bien mieux à faire que d’apprendre, dans sa vie. Survivre, par exemple. Et elle s’en satisfaisait pleinement : elle avait décidé qu’utiliser ses méninges ne devait pas être pour elle, et avait choisi de brandir ses poings à la place.

Pourtant, elle se perdit à imaginer ce à quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait débuté différemment. Si elle avait grandi entourée d’une famille, intégrée dans la société humaine, serait-elle une autre personne ? Elle se plaisait à penser que non, que celle qu’elle était aujourd’hui n’était que le miroir de sa propre conscience, pourtant il était fort probable qu’elle ait pris un tout autre tournant si elle n’avait pas été poussée dans le feu du combat si jeune. Finalement, si elles n’avaient pas emprunté des chemins si divergents, Eri et elle n’auraient peut-être pas été si contraires.

Elle s’efforça de revenir à la réalité. « Enfin bref, c'est pas comme si tu risquais de te faire sauter dessus à chaque coin de rue non plus. T'as juste pas eu beaucoup de chance, ce soir. » Elle se retint de lui dire de simplement faire attention : premièrement, elle devait déjà bien le savoir, deuxièmement, Kane n’en avait pas grand-chose à foutre.

« Tu dois fréquenter pas mal d’humain, par contre. C’est pas dur à gérer ? »

Bien heureusement, Kane ne fréquentait pas d’humains assez régulièrement pour que son identité soit mise en péril. Elle ne voyait régulièrement que des collègues, et quelques autres connaissances en de plus rares occasions. Il va sans dire que si elle était en présence d’humains avec qui elle devait avoir des contacts sociaux toute la journée, sa couverture s’envolerait dès la première heure : elle n’avait pas un très bon jeu d’acteur.

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«  Bio… Biologie… » La confusion passa sur son visage. « Ah, c’est le truc des plantes, non ? » Elle fronçait légèrement les sourcils : le sujet n’était de toute évidence pas sa tasse de thé, en plus de ne pas spécialement l’intéresser. «  C’est… Cool… »Tout dans son attitude criait qu’elle mentait : son air figé, son sourire crispé et son léger souffle nerveux. Non, vraiment, c’était plus fort qu’elle. Elle se détendit brusquement en abandonnant son petit jeu. « En fait non, ça a l’air super chiant. Mais tant mieux si ça t’intéresse. » Franche et directe : elle se reconnaissait bien mieux comme ça.

C’était bien connu, Kane n’était pas toujours habile en ce qui concerne les relations sociales. Mais est-ce si surprenant pour cette goule ayant vécu seule, et qui a façonné sa vie sur les cadavres de ses pairs pour survivre ? De son point de vue, elle s’en sortait très bien, mais la réalité est autre : elle a toujours été en décalage avec le monde qui l’entoure. Par sa façon de pensée trop brute, par ses actes violents et dénués d’empathie, par sa morale quasi-inexistante. Si bien que si Kane reste avide de contacts humains, elle est souvent troublée par ses pairs, incapable de comprendre leurs émotions cachées, de déceler la vérité derrière leurs mots, ou encore d’analyser l’atmosphère d’une discussion. Et c’est bien ce qu’il se passait dans ce cas précis : aveugle à l’inconfort de son interlocutrice, elle était convaincue de partager une conversation civilisée. Pourtant deux corps gisaient à ses pieds.


«  J’imagine que toi, tu dois avoir une vie plutôt solitaire. » Kane pencha la tête sur le côté, pensive. Qu’entendait-elle par solitaire ? Elle avait toujours vécu seule, certes, mais elle ne se pensait pas non plus asociale.

« Euh, non, pas vraiment, en fait. » Elle se gratta l’arrière de la tête, l’air abstrait. « Enfin, j’vis seule, ouais, mais je connais du monde ! » lâcha-t-elle, cherchant à convaincre Eri. Elle hésita une seconde. « Bon, avec les goules, pour des raisons évidentes, ça dure pas toujours. » Son esprit navigua vers son enfance. Elle ne comprit pas tout de suite le sentiment qu’elle ressentit lorsqu’elle revit les visages de ceux qu’elle avait considéré comme ses tous premiers amis, alors qu’elle se délectait de leur chair. Oui, les amitiés avec les goules étaient toujours un peu confuses, pour elle.

« Mais je connais des humains ! Bon, surtout des collègues. Mais j’ai genre… Au moins un ami ! » dit-elle d’un ton enjoué. Est-ce qu’elle pouvait vraiment considérer Mathéo comme un ami, d’ailleurs ? Après tout, la première fois qu’elle l’avait rencontré, elle avait failli le tuer. Et puis à partir de quand peut-on dire qu’on est amis ? Son visage trahit la cacophonie qui se déroulait dans sa tête et elle fronça les sourcils, agacée de devoir se creuser les méninges pour si peu. Puis son visage s’éclaira. « J’ai même son numéro ! » Ah ! Si ça, ça voulait pas dire qu’ils étaient amis !

Si Kane trouvait les humains pitoyables et profondément ennuyeux, elles ne les avaient jamais détestés. Disons simplement qu’ils faisaient rarement partie de sa vie : parce qu’elle ne les mangeait pas d’abord, et parce qu’elle passait son temps à se battre avec les membres de son espèce, et que peu d’humains faisaient de bons duellistes. Ce deuxième point n’était pas toujours respecté, cela dit. Malgré tout, les humains n’étaient pas si mal, au fond : elle était parfois surprise par le sentiment d’accalmie qu’elle ressentait en leur présences, et certains pouvaient même piquer son intérêt. Et puis, aussi friande de combats qu’elle peut être, ne pas avoir à penser à la façon dont vous allez massacrer votre opposant était parfois reposant. Oui, en un mot, les humains étaient reposants.

«  Ah ! » Kane sortit de sa léthargie. « Pendant que j’y pense, on a qu’à s’échanger nos numéros ! On sait jamais, tu seras peut-être de taille à faire un duel avec moi, un jour. » Kane lui fit un clin d’œil mutin et s’approcha d’elle, téléphone en main, balayant en moins d’une seconde tout les efforts de la goule pour s’éloigner de la cannibale.

« Top ! » S’exclama-t-elle une fois le numéro de la jeune fille dans son répertoire. « Bon, faut que je file, maintenant. J’avais pas prévu de faire un détour, de base. » Elle hésita une seconde, puis arracha un mollet à l’un des cadavres au sol. Ça lui fera quelque chose à grignoter sur le retour. « Oh. Tu devrais partir aussi, d’ailleurs. L’odeur va attirer d’autres goules. » Kane était même surprise que ce n’était pas encore arrivé. Peut-être que certains attendaient simplement que la cannibale déguerpisse pour se délecter du repas gratuit. « Ciao ! » lança-t-elle avant de disparaître dans la nuit, là où elle savait que personne ne serait surpris par une jeune femme avec un morceau de jambe en main.